Au creux des clous quelque part avenue
du Maine, je suis tombé sur un écrou. Impossible de lui donner un
age, un quelconque numéro de clé, molette ou pas. Il est à peine
rouillé et ici, tel un scarabée d'entre deux lignes blanches
parallèles, un boulon est tombé.
A quel moment s'est-il lourdement
déposé là, le peu de rouille laisse un maigre indice sur la date
de son naufrage. Il est beau en plus ce con d'écrou sans côte
aucune, j'ai toujours été un piètre métreur en ferraille. Quelque
chose de déboulonné se balade quelque part dans le creux du bassin
parisien, peut être pas loin d'ici, ou déjà sur une artère
bouchonnée, pour aller où ? Aucun véhicule en rade sur les
créneaux de la gaité, aucune carcasse écrouée par la panne. Quel
engin sans cette pièce ?
Plus personne ne jette des boulons,
surtout de cette taille dont je n'ai pas la moindre idée de la côte.
C'est surement un chargement perdant sa quincaillerie, un oubli de
benne ou un échafaudage voisin au risque de pourfendre quelques
crânes passants et de fragiliser l'escabeau lâchant un mousqueton.
Une hanche qui craque, un boulon en
pétage de câble au beau milieu des clous ?
Quelque chose de déboulonné
vadrouille quelque part, loin surement, un truc qui flotte peut-être
déjà trop loin, une breloque qui branlicotte. Mais j'ai pas les
côtes, ni la moindre idée du diamètre, je le vois bien gros cet
écrou à peine oxydé.. un putain de camion surement.. un bus .. ah
merde, la ligne 91 avec les vibrations des pavés pour une carlingue
de la ratp c'est risqué. Mais les pavés ne sont plus là, ils sont
nappés par le pétrole, enrobés sur panam.
Peut-être une scène de ménage, elle
dévisse. Elle lui jette tout ce qu'elle trouve sous la paume, sa
caisse à outils, parce que lui est une belle ordure, elle s'en
doutait un peu. Il ne resterais que ça de la caisse jetée, ce gros
boulon lourd que l'aspirateur municipale n'a pas pu aspirer ? Ou peut
être c'est lui qui a jeté sa collection dépotbrico, parce que elle
qu'il aime vient de se barrer, ou n'est déjà plus là.
Dur, la vie est une jungle, fait chier
ce boulon, j'vais rater mes trains avec cet écrou sans côte. Je ne
sais pas si je le pousse du pieds vers le caniveau ou si je le
récupère pour l'exposer, ou le montrer à d'autres. Il est dodu et
beau, mais qu'est ce que je vais en faire ? Il a surement dû rouler
comme une petite boule en mode octogo pour venir faire le Beatles là
d'entre les clous.
Merde, mes trains... eh c'est peut être
un boulon ferroviaire flottant, expulsé par la crémaillère d'une
loco au dessus de ces putains d'immeubles pas beaux que même une
antenne magnétique de terrasse n'a pas réussie à choper.
Il faut vraiment que je dévisse mon
casque avant de perdre le pas, il est encré là, à diffuser son son
depuis que je tournoie autour du boulon, j'en pète un ou pas ? Peut
être je devrais revenir demain matin pour voir si l'écrou a résisté
au trafic, s'il subsiste ou si une roue bien vissée ne l'a pas
envoyé bouler sur d'autres clous.
Je pense à lui, le beau boulon sans
côte, comme une capucine figée dans les énergies fossiles. Dans
mon casque, Kevin Ayers cherche un dédale pour se faufiler à
travers les méandres de mes anxiétés. Il revient des Baléares, un
retour à Londres avec plein de chansons juste pour lui, pour les
mettre en boite au studio Abbey Road.. tout près des clous
mythiques. Syd Barrett n'est pas loin, un singer-songwriter
déboulonné, du folk dépouillé, désorganisé, avec un boulon en
moins.
En partance du Wilde Flowers, lâchant
le Soft Machine, d'une légère allure déboulonnée, « Joy of
a Toy » défile en boucle dans mes oreilles, comme un truc qui
tourne pas rond, et que c'est pour ça que c'est aussi bon, du moins
là, maintenant, à enjamber pour la énième fois ce lourd écrou à
peine rouillé, échoué sur une artère, comme un disque « Harvest »
jaune et vert en plein milieu d'un promontoire bitumé.
Improbable crooner pop, invisible,
poétique, psychédélique, bon et déboulonné.
Kevin Ayers 1969 « Joy of a Toy »
label : harvest
5 commentaires:
Et Nico, Chris ;) Le live est génial, Eno y est plus punk que le punk.
J'aime bien Soft Machine et Ayers, j'ai acheté ce "Joy Of A Toy" il y a longtemps, mais j'avoue l'avoir moins usé que ses lointains cousins "Rock Bottom" et "Madcap Laughts" / "Barrett", il faut que je me le réécoute ça fait un bail.
Content que tu ressortes de la créativité de ces déboires techniques ;) A+
Quel beau texte tu nous offres encore une fois, mille mercis !! Un texte rempli de poésie, avec une bonne dose de surréalisme, voir même d'absurde. J'adore ce style quasi "gonzo" : écrire longuement sur tout, sauf (ou presque) sur le disque, Hunter Thompson 2.0 !!!
Un disque madeleine de Proust perso : Il me renvoie immédiatement dans cette vielle ferme délabrée au fin fond de la campagne bressane, lors de ma période de collocation (fin 90's) où mon coloc' justement l'avait en vinyle, et le passait souvent. Tout comme pas mal d'autres skeuds de cette période (fin 60-début 70's) et de cette scène (Canterbury).
Pour ce disque se sont aussi retrouvés, lors des sessions studios, l'ami Robert Wyatt et Syd Barrett, ou quelques autres musicos aux CV Prog' prestigieux.
A + amigos@
Yes, tjrs pas revenus les liens :(.. il manque un boulon à mon blog ;D
Oui, il est bien allumé le Kevin, il va bien avec Barrett. D'ailleurs, j'ai une grosse préférence pour Madcap et Bottom.. c'est d'ailleurs assez bizarre l'effet que me fait les écoutes des disques de Ayers, comme qq chose de déboulonné, bancal, portant vachement bon.. avec une voix de crooner. Un joli p'tit voyage à chaque fois.
Je révise ces disques là avec la lecture du pavé "Ecole de Cantebury". et l'effet madeleine pour moi, c'est ce graphisme Harvest, jeune et vert, le côté prog et Floyd du rond central des vinyls d'époque.
En tout cas merci à vous 3 ;D
Marrant cette idée qu'il serait un peu barré(t). Je le connais peu et davantage sa musique. Ce que j'en entends est influencé peut-être par le peu que je sais du bonhomme. Cool, nonchalant, un vrai. Je le trouve assez réfléchi et cohérent dans son parcours. Éviter le cramage de tronche tout en continuant à faire sa musique. Pas trop se compromettre dans le showbiz. Si il avait pu conseiller Syd Barrett, celui ci aurait peut-être était encore à faire de la musique?
Bon, maintenant il y a ton texte... Je me joins au compliment de Francky 01. Bien tourné au passage. Si Jimmy passerait par là, il aimerait, je retrouve certains textes de Nab quand il s'empare d'un objet. Haaaa le macro contemplatif. On s'y attarderait, on s'y perdrait.
Roy c'est la pause... et ensuite chacun son chemin.
Bon, ok, il est pas de la même hauteur perchée du Syd, mais quand même le gars s'est bien éclaté avec le soft et le wilde.. on a lu le même bouquin .. que j'ai du mal à finir d'ailleurs.. la quantité d'info au jour le jour ... pouarrff faut suivre .. mais bon, en voulant suivre précisément Robert, je me suis un poil éparpillé sur Kevin qui m'avais tjrs laissé un poil sec. D'où mon impression de déboulon.. j'aime bien écouter ses disques, mais y'a un truc qui cloche un tout petit peu, le genre de truc qui te fait t'immobiliser pour trouver la franche ouverture.. comme celle grande ouverte de Syd ou autres..Wyatt.. Caravan... bref, c'est chiant cette impression qu'il manque un boulon et que pourtant tout tienne impec ;D
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