Il fallait que je franchisse le marbre au seuil, passe sous la voute de pierres de la belle boutique Art et Musique, un des disquaires de Chartres, pour que je puisse écouter « Animals ». Oui, à l’époque il y avait plusieurs disquaires dans cette vieille ville à clochers ; « La Pie qui chante », « Leguay », Pierrot et ses bacs d’occasions « Abbey Road » et puis « Art et Musique » donc, Hi-Fi dès l’entrée, vinyles et cassettes au sous-sol. Au beau milieu du temple dans lequel mes poches se vidaient, au dos d’une grande femme brune à cheveux courts et bouclés, une cabine en verre pour écouter un opus avant de l’acheter était ouverte à tous.
Mon cerveau subjugué par la pochette, mes oreilles affamées réclamaient. Les lycéens de mon espèces se bousculaient et ça grouillait de passionnés, ébullition musicale, l’œil curieux et l’esgourde aux aguets. C’est au bout de la troisième écoute à la troisième semaine, que la belle dame de la cabine me lança en rangeant la galette dans sa pochette « eh mon gars, c’est la dernière fois.. la prochaine tu l’achètes. Eh.. j’te dis ça comme ça, y’a du monde, juste y’a plein de nouveautés et je n’ai qu’une seule cabine ». C’est vrai que c’est elle qui avait le saphir en main et que pour cette troisième écoute je lui avais demandé la face B… histoire de faire le connaisseur, le dubitatif, histoire d’éviter d’acheter une daube…. Sauf que je crevais de devoir attendre quelques caillasses de plus pour pouvoir me le payer ce beau vinyle à l'usine cochonne. Pas un rond, tellement de disques sur ma liste, et cette merveille qui me nargue, ce son unique, déjà j’ai séché la cantine pour grimper vers le centre et cette cabine en verre… J’en rêve la nuit, je suis pas bien, « Animals » on est mal, cet album d’un de mes groupes que je mets au pinacle, bien au-dessus de tout… On ne détrône pas le culte de l’adolescence. Il sera en définitif, mon album préféré du groupe.
50 balais bien tassés, je passe vite
fait à la FNAC Montparnasse il y a quelques jours, et sans trop
réfléchir je prends le Remix 2018 d’ « Animals »,
sans lire, ni écouter, une petite jubilation mais totalement
retenue, un contrôle de quinqua quoi. Je suis effectivement dans le
déni d’émotion, pourtant Roger et David sont toujours dans la
chamaille, comme à la belle époque. Des gosses .. comme moi.
Qu’est devenue cette dame à la cabine remplacée par mon téléphone Spoti à l’écoute illimité sans aucun mérite, ma cabine plate et minuscule, la bave aux lèvres en moins, le slip tout sec, les artères ramollies et la rage au fond des groles.
Je n’écouterai ce disque qu’une
fois arrivé chez moi, sur ma chaine, à travers mes enceintes
grandes comme des placards, comme un rituel, comme si je
découvrais la chose inabordable à l’époque, solennellement, en
pensant à cette cabine de verre alléchante, ce vaisseau formidable,
cette alcôve fantastique au creux de laquelle je décollais quelques
minutes avant de dégringoler à nouveau la rue Saint Pierre pour mon
cours de physique de 13h30, bredouille et affamé. Je lui aurais mangé la bouche à cette grande et belle dame des vinyles pour qu'elle me remette "Pigs" une quatrième fois. Je crois bien en plus que je l'ai acheté en grande surface entre la charcute et le surgelé pour 10 balles de moins.
Comment ça ?? Arnaque ? Fumisterie ? buziness ? une pièce réchauffée de plus ?.. peut-être, j’m’en fout royalement...laissez-moi tranquille, j’essaye d’être gosse à nouveau, je convoque mon adolescence chevelue.. pour une soirée. Je vous laisse, j’ai un CD Remix 2018 sans bonus à la pochette transformée à écouter, comme dans une autre vie .. ce soir je suis adulescent au milieu des chiens, du mouton et des cochons.
Pink Floyd (1977/2016/2018/) 2022 « Animals »